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PARIS A LE CUIR EPAIS MAIS LA PEAU DOUCE

On pourrait commencer par s’attarder sur ce drôle de prénom. Outre sur l’héritière blondinette connue de presque tous ceux qui ont survécu à une adolescence dans les années 2000, on le croise rarement. C’est pourtant un nom connu de la mythologie. Un nom de prince troyen. Pas n’importe lequel : pour les annales, Pâris, à prononcer avec le S, est l’entier responsable de la guerre de Troie. Lorsque l’Illiade s’ouvre, il vient de séduire Hélène de Sparte, la femme de Ménélas, à l’aide d’un envoutement concocté par Aphrodite. Hélène s’enfuit avec lui et entraine à sa suite une lourde expédition punitive menée par l’ensemble des seigneurs grecs à l’encontre des coupables. C’est à ce même prince qu’Achille doit sa mort, sous la forme d’une flèche qui lui pourfend le talon. Voilà pour la mythologie. 

Beaucoup semblent pourtant d’accord pour dire que l’âme de Paris est féminine. Jacques Chirac par exemple, lorsque, l’humeur un peu lyrique, il confiait à un journaliste de Libération : ” Paris est une femme. J’ai une grande idée de la femme (…) J’aimerais que Paris éternelle garde de l’instant ou je l’ai courtisée le souvenir d’un bon amant.” C’est vrai aussi que c’est une ville qui se visite, beaucoup, en masse, qui se laisse admirer, fantasmer, comme peut le faire une belle femme se nourrissant de ce désir. Les figures tutélaires de la ville sont d’ailleurs toutes féminines : dès 451, la pieuse Sainte Geneviève reçoit le titre de “patronne de Paris” pour avoir fait échouer une invasion barbare par la seule force de ses prières. Il y aurait aussi Isis, la déesse mariale égyptienne, puisqu’il se murmure depuis le 14e siècle et quelques archives exhumées d’un grenier monacal que la ville, d’abord appelée Lutèce puis “Parisis” aurait été secrètement fondée en son honneur, nommée d’après elle et puis tant qu’on y est qu’un immense temple caché existerait dans les entrailles de ses catacombes. Mais Parisii était aussi le nom de la petite tribu de pêcheurs gaulois venue s’installer sur la rive droite au troisième siècle avant JC, attirée par la géographie idéale du bassin. Tombée, comme tout le pays, aux mains des romains, elle est rebaptisée Lutèce en 52 ans avant JC  puis prend le nom de Paris au 4eme siècle. Il y a également Marianne, autre femme : l’égérie jaillie de l’écume républicaine en 1792. Une belle dame coiffée d’un bonnet phrygien dont la couleur rouge vif symbolise le peuple libéré du joug monarchique. La Parisienne, on en reparlera, serait avant toutes choses une femme libérée. En dépit des regards coquins et appréciateurs qui glissent à toute heure du jour sur ses toilettes, elle conservera ce caractère empreint d’insolence, de folie douce et de coquetterie savante qui doit son parfum à l’ambiance même de la ville. Et l’une ne va pas sans l’autre, la réputation particulière de Paris naît et s’affirme en même temps que la figure d’épinal de la parisienne, incarnation qui fixe le fantasme et la charge symbolique de la ville dans un corps, un objet de charme universel et une ambassadrice. Les guides touristiques qui surfent sur la réputation de Paris en tant que “ville lumière”, joyau du patrimoine européen datent du 18e, période ou l’évasive mais toujours charmante parisienne s’impose en tant qu’archétype social, pin-up des boulevards et des salons, endossant avec panache les valeurs de la capitale que sont -pour la faire courte- l’aptitude à savoir s’amuser, battre le pavé, réseauter et surtout : s’habiller.

Place de la Bastille, Isis, 1792


Paris, alors… Le s devient muet, mais c’est tout un bijou de technologie qui émerge de la brume à l’appel de ce nom. Un gros village de 100 kilomètres de long, insolent comme la chance qu’on viendrait chatouiller au jeu. Un beau village irréductible, radieux, célébrissime, découpé en vingt quartiers plus ou moins animés, posé de part et d’autre de la Seine. Ce long fleuve tranquille sillonnant la moitié du pays sert de frontière naturelle entre la rive droite, peuplée par une faune paraît-il plutôt conservatrice, et la rive gauche, où, toujours d’après la légende, les mentalités seraient plus ouvertes d’esprit. En réalité, c’est plus compliqué. Difficile de faire plus conservateur que Saint Germain des Près, rive gauche, parce qu’on tient la bas au décorum d’après guerre comme aux plus beaux restes de son âme bohème, un fumet d’intellectualisme bavard en émulsion continuelle avec le jazz descendu pour une brève villégiature dans les sous-sols. Quand aux quartiers les plus populaires, ils sont tous à la droite de la Seine. Sans être poreuse ni très élastique, je suis toujours surprise de voir comment l’ambiance et la faune se transforment au gré des quartiers. Arpentée à pieds, on bascule sans cesse d’un monde à un autre, l’étroitesse de la ville obligeant à d’incessants franchissements de frontières, certes invisibles, mais très sensibles.

Paris me fait penser au sac magique de Mary Poppins aussi bien qu’à des sables vivants, mouvants et facétieux. Ce territoire, apparemment restreint et bien identifiable, m’a toujours semblé remuer d’un drôle d’air, comme si sa seule raison d’être était de m’induire en erreur, de me surprendre à la façon d’un génie, un puits sans fonds peuplé d’un nombre infini de possibilités. Quelque chose qui n’a pas échappé à un de ces parisiens célèbres, Jean Cocteau : « Comme les poètes, Paris est de toutes les villes du monde la plus voyante et la plus invisible. » Souvent, le trésor d’un instant, la découverte de hasard au détour d’une rue, emporte pour ainsi dire son secret avec lui. On ne retombe jamais dessus. Ou alors c’est une heure différente qui vient la déguiser, la soustraire à la pureté du souvenir en jetant sur elle une autre lumière apte à semer le trouble. Tout dépend aussi, d’avec qui on est. L’amitié est un filon très précieux, de loin le plus précieux, pour sortir des sentiers battus, se perdre, visiter des quartiers et des appartements qui ne sont pas les siens et atterrir dans des endroits aussi incroyables qu’insoupçonnés. Les impasses magiques et les passages secrets, et les trous de verdure, et les cavités qui dissimulaient la fête et la beauté, et soudain des allées d’une tranquillité absolue, où souffle un air plus doux et puis ailleurs un petit temple zen, une boutique improbable, un quartier entier qui apparaît soudain, inconnu au bataillon, mais voilà aussi des lustres qui pleurent et des chaussons de danse suspendus au plafond, des fontaines, du zinc, des moulures et des tombes de chats, des bancs, des saules et des platanes, des voies ferrées à l’abandon, des cours vermoulues parfumées à l’odeur du lierre, des pousse pousse comme en Asie, des Bentley comme à New York, des pavés comme à Vienne, qui font comme les petites dents parisiennes dans sa bouche, et puis des briques rouges comme dans le nord de la France, des terrains vagues comme à Beyrouth, des morceaux d’immeubles arrachés qui font un grand trou d’air dans le monde qu’on croyait connaître, des passerelles en bois et en béton armé, coulant tout près du faîte des arbres et des étangs bourgeois qu’on sirote doucement avec ses nénuphars, et des esplanades remplies de gens qui dansent, des manèges à chevaux, de la tenture de velours rouge sous des fenêtres très hautes, d’innombrables brasseries, d’innombrables toilettes décorées avec autant de charme que le plus charmant des boudoirs, et des laveries, des musées, des épiceries bardées de vins et de lanternes, des bazars remplis de bibelots et de quincaillerie, des merceries à l’ancienne, des chocolateries, des bijouteries qui ne vendent pas de bijoux mais des fraises luisantes et des pâtes de fruit, des salons de coiffure, des lavoirs et des bains transformés en clubs érotiques pour garçons, des barres d’immeubles aux fenêtres minuscules qui en regardent d’autres, et puis les mouettes, mon dieu, les mouettes ! Il va sans dire que j’aime cette ville, je veux dire que je l’aime encore. J’aime autant Belleville que le quartier chinois, j’aime les façades sableuses et festonnées des hôtels de passy, les jardins atlantique de montparnasse, les foules de beaubourg, les immeubles en verre qui vous écrasent majestueusement aux portes de la défense et les ruelles caverneuses, scintillantes du châtelet, les trouées sages de malakoff, les marchés du douzième, les attroupements de Saint Lazare, les tunnels bleus, la coulée verte, les grands boulevards me plaisent autant que les voies ferrées à l’abandon près de berçy, et puis j’aime aussi Pigalle, un de mes endroits préférés entre tous, avec ménilmontant et la Butte aux cailles.

Paris, XVIème arrondissement. Panorama sur l’avenue Kléber prise de l’Arc de Triomphe. 1900.

A Paris, les clichés, comme les rêves, ont la peau dure. Voilà trois siècles au moins qu’on la trouve romantique à souhait, savante et magique. A l’exception notable de Frida Kahlo qui découvre la ville en 1939 par la grande porte du milieu intellectuel (celle d’André Breton qui l’accueille chez lui mais fait tout de travers). Elle décide bientôt de le haïr, lui et cette ville, la jugeant sale, infestée par les frimeurs et la malbouffe. Faute de mieux, elle sirote doucement du cognac aux abords de la Coupole et se réfugie à Notre Dame pour allumer des cierges. D’ailleurs, elle tombe malade. Depuis l’hôpital Américain, elle écrit à son amant, le peintre hongrois Nikolas Muray : 


« J’ai décidé de tout envoyer au diable et de me casser de ce Paris pourri avant de devenir folle.  Tu n’as pas idée du genre de salauds que sont ces gens. Ils me donnent envie de vomir. Je ne peux plus supporter ces maudits “intellectuels” de mes deux. C’est vraiment au-dessus de mes forces. Je préférerais m’asseoir par terre pour vendre des tortillas au marché de Toluca plutôt que de devoir m’associer à ces putains d’”artistes” parisiens. Ils passent des heures à réchauffer leurs précieuses fesses aux tables des “cafés”, parlent sans discontinuité de la “culture”, de l’”art”, de la “révolution” et ainsi de suite, en se prenant pour les dieux du monde, en rêvant de choses plus absurdes les unes que les autres et en infectant l’atmosphère avec des théories et encore des théories qui ne deviennent jamais réalité. Le lendemain matin, ils n’ont rien à manger à la maison vu que pas un seul d’entre eux ne travaille. Ils vivent comme des parasites, aux crochets d’un tas de vieilles peaux pleines aux as qui admirent le “génie” de ces “artistes”. De la merde, rien que de la merde, voilà ce qu’ils sont. Je ne vous ai jamais vu, ni Diego ni toi, gaspiller votre temps en commérages idiots et en discussions “intellectuelles” ; voilà pourquoi vous êtes des hommes, des vrais, et pas des “artistes” à la noix. Bordel ! Ça valait le coup de venir, rien que pour voir pourquoi l’Europe est en train de pourrir sur pied et pourquoi ces gens – ces bons à rien sont la cause de tous les Hitler et les Mussolini. Je te parie que je vais haïr cet endroit et ses habitants pendant le restant de mes jours. Il y a quelque chose de tellement faux et irréel chez eux que ça me rend dingue.»

Bref, j’ai dû attendre des jours et des jours comme une idiote, jusqu’à ce que je fasse la connaissance de Marcel Duchamp (un peintre merveilleux), le seul qui ait les pieds sur terre parmi ce tas de fils de pute lunatiques et tarés que sont les surréalistes.
Mon billet est encore valable longtemps, mais j’ai quand même réservé une place sur l’Isle-de-France pour le 8 mars. J’espère pouvoir embarquer sur ce bateau. Quoi qu’il arrive, je ne resterai pas au-delà du 15 mars. Au diable l’exposition et ce pays à la noix. Je veux être avec toi. Tout me manque, chacun des mouvements de ton être, ta voix, tes yeux, ta jolie bouche, ton rire si clair et sincère, TOI. Je t’aime mon Nick. Je suis si heureuse de penser que je t’aime — de penser que tu m’attends — et que tu m’aimes.


Ce à quoi Nikolas répond : « J’aimerais avoir le pouvoir de t’emmener là-haut, au-dessus des nuages, près du Soleil et de pouvoir parler avec celui qui est supposé avoir créé le cactus, et le monde autour, les petits cochons, et Diego, et toi, moi et Miguel. Peut-être il me dirait le secret pour te faire sentir bien à nouveau, pour que tu puisses chanter, sourire, aimer et jouer, comme je t’ai vue avant dans la lumière du Soleil ou dans l’obscurité de la nuit ».

Prévert, poète cher à mon cœur, chevillé à lui comme au chevet de mes lectures d’enfance, a dit quelque chose comme “Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment d’un si grand amour” et on imagine ces mots soufflés par la voix d’une chanteuse, une de ces gamines au coffre bien pointu faites pour la musette et les petits théâtres fantômes qui jonchent la ville. Pour les autres, elle fait plus ou moins l’unanimité. Régulièrement élue miss plus belle ville du monde, elle est parfois détrônée par Venise. Il est difficile d’estimer sur quoi se base t’on exactement tant ces lauriers collent à la ville, précédés d’une réputation si éclatante qu’elle en paraît dénuée d’origine. Plusieurs historiens se sont attelés à la tâche, toujours noble et passionnante, de remonter à la source du mythe, de remonter le cours de la Seine pour arriver tout en haut du 18eme siècle, lorsque Paris n’avait rien d’une ville bourgeoise et glamour, ni même d’une capitale, puisque la capitale c’était encore Versailles. 


Et il semble que tout se soit joué grâce à du fil et des aiguilles, dans un lent déploiement du froufrou, de la broderie, de la couture car c’est bien la passion croissante pour le chiffon qui a fait de Paris cette créature élancée, échevelée comme un flamand rose triomphant au milieu d’un concours de beauté pour bichons maltais. Ca, et puis, toujours d’après les historiens qui se sont penchés sur la question, la richesse du parc théâtral. Un théâtre, Paris ?  C’est ce qui à dû déplaire à Frida, elle dont on a dit: “C’était les choses simples de la vie – animaux, enfants, fleurs, paysages” qui l’intéressaient le plus.” 

DE VERSAILLES VERS PARIS : ITINERAIRE DE LA DENTELLE

A bien des égards, le dix-huitième français, celui qui vit naître la réputation de Paris, est un siècle étrange. Une sorte de bas empire pour Versaillais animé par une rage de vivre aussi frivole que frileuse, qui rejaillit partout ailleurs, venant se mêler à l’effervescence brûlante de la ville, la naissance des grandes industries et des marchés qui allait façonner un troublant paradigme : la modernité. Pourtant, Versailles à joué un rôle déterminant. Si Louis 14 n’a pas réussi à sortir le pays de la crise économique brutale qui l’accable, il est du moins parvenu, avec l’aide de Colbert et d’une poignée d’espions, à le doter d’une solide réputation industrielle en matière de luxe : les lustres, les miroirs, la passementerie, le traitement des soieries et les dentelles françaises rayonnent désormais bien au delà des frontières.

Si vous cherchez le point de fusion entre Versailles, le Monte Carlo épiscopal de l’aristocratie, et le reste, la France qui se lève tôt, ne cherchez plus : c’est Paris. A Versailles, la Mode à toujours été d’une importance capitale, rapport à l’étiquette chargée de maintenir la noblesse dans un état de peur du ridicule permanent, (car lorsqu’on a peur, on pense moins a comploter) mais la dernière moitié du siècle voit la chose enfler comme le crapaud de La Fontaine. C’est un moment crucial, ou l’innovation des moeurs esthétiques passe au premier plan. On associe étroitement l’idée de la modernité avec l’émergence de “la mode”, car le rythme frénétique qui caractérise le remplacement d’une tendance par une autre est considéré comme celui du progrès. L’ambiance, depuis Louis 15, est très rococo : tout est aussi opulent que peu fonctionnel. C’est bien simple, les dames ne peuvent plus passer la porte car la largeur de leurs jupes et la hauteur de leurs perruques ne le permet pas. Des dispositifs mécaniques sont donc prévus au besoin pour détendre les formes sculpturales des “poufs”, parfois des bateaux enchâssés glorieusement dans la perruque, parfois des montgolfières, souvent de hauts baldaquins de gaze et de ruban qui tiennent on ne sait pas comment sur les cheveux crêpés, poudrés de blanc, ce qui devait créer des petites scènes amusantes à l’entrée des boutiques. Grace à l’essor de la presse, les passions esthétiques de Versailles s’exportent à Paris. On compte pour le XVIIIe siècle une abondante littérature spécialisée dans la mode. La Gazette des atours de la reine, le Courrier de la mode (1768-70), le Petit Courrier des Dames (1821-68), le Journal du Gout, Les Nouvelles du Temps mises en figures (1728), la Galerie des modes et costumes français, de 1778 à 87, Le Cabinet des Modes ou encore Le Mercure Galant diffusent des estampes, les fameuses “gravures de mode” garnies de descriptions détaillées qui croquent les tendances incontournables, mais très changeantes, du moment.

« Ouvrage qui donne une connoissance exacte et prompte, tant des habillements & parures nouvelles des personnes de l’un & l’autre sexe, que des nouveaux meubles de toute espèce, des nouvelles décorations, embellissemens d’appartemens, nouvelles formes de voitures, bijoux, ouvrages d’orfèvrerie, & généralement de tout ce que la Mode offre de singulier, d’agréable ou d’intéressant dans tous les genres. »

Notice introductive du Cabinet des Modes

Déjà, la frontière entre l’information et la publicité s’amincit. Les littérateurs sont payés à la ligne, fournissant en abondance des conseils de savoir vivre et autres notices d’élégance illustrées qui annoncent les catalogues et l’âge d’or de la presse féminine. (dont j’ai un peu parlé dans l’article sur Linda Mason).

Au 18e siècle, la naissance de la mode est d’abord celle de nouveaux métiers et d’une presse spécialisée, et constitue le signe d’une transformation accélérée de la société. Le style français, porté à la fois par l’aristocratie et la haute bourgeoisie urbaine, s’impose dans toutes les cours et villes d’Europe.

https://www.palaisgalliera.paris.fr/fr/actualites/la-mode-lart-de-paraitre-au-18e-siecle

 C’est donc bien le journalisme parisien qui sert d’étincelle au fashion-phénomène, et toutes ces publications ont pour point commun de décrire la mode telle qu’elle se joue à Paris. A cela s’ajoutent d’autres stratégies publicitaires, des contrats d’exclusivité avec des princesses, premières égéries du marché, l’apparition des enseignes, des jolis show-rooms, et des cartes de visites enluminées, et même des opérations commerciales visant à persuader les clientes de renouveler plus souvent leur garde robe. Ne manque que l’apparition des grands magasins, cinquante ans plus tard et toute la société de consommation sera sur les rails. L’élégance vestimentaire devenue la valeur suprême, l’influence des maisons de mode s’impose peu à peu dans le quotidien des femmes. Il faut malgré tout compter un temps de latence. Le réalisateur Alain Resnais, originaire de Vannes, petite ville bretonne, apprit de son grand père qui était la bas bonnetier qu’il fallait bien deux ans à la mode parisienne pour arriver à se frayer un chemin jusque là. On imite donc dès que possible les patrons des modèles dits “parisiens” et celles qui vivent en province et à l’étranger commandent leurs coupons de tissus de préférence à la capitale, souvent pour le seul plaisir de glisser que “oh, ça.. ? Ça vient de Paris.” 

On pourrait écrire, ce qui a été fait, des livres entiers, sur les rigueurs du cérémonial vestimentaire de la dernière reine, comment Marie Antoinette sélectionne chaque matin dans un carnet d’échantillons les tissus des “trois robes de la journée”, puis se fait toiletter, habiller par une de ces dames d’honneur, coiffer -le tout en public- par son visagiste Léonard (l’inventeur des “poufs”, sommet inégalé à ce jour de la haute couture capillaire) , mais c’est surtout sa styliste et “ministre des Modes”, la picarde Rose Bertin, qu’il faut créditer au générique du culte couturier qui sévit alors avec rage à la cour.

Le métier de “marchande de mode” apparu au début du 18e siècle, se constitue en corporation (syndicat) au cours de l’année 1776. Elles vendent des ornements (boutons, franges, rubans et pompons) pour chapeaux et robes, dans le quartier dévolu à la profession, rue Saint Denis à Paris, et sont souvent mariées à des marchands drapiers, un métier beaucoup plus installé. Appelés les “merciers”, Diderot choisit pour son encyclopédie d’épingler ces derniers sous les mots de “vendeurs de tout, faiseurs de rien“, comme pour dénigrer l’influence croissante du luxe et des arts décoratifs au sein de l’Industrie. C’est pourtant un métier de super brocanteur aussi multiple qu’il est exigeant.

À la fois négociant, importateur, collecteur, designer et décorateur, le marchand mercier occupe un rôle majeur dans l’essor de l’industrie du luxe à cette époque. Personnage atypique, il entretient des liens dans la haute aristocratie et s’appuie sur un réseau international d’artistes comprenant les meilleures spécialités techniques et artistiques, qu’elles proviennent de Lyon ou de Chine. 

Les marchands merciers se trouvent au cœur d’un réseau à trois pôles : le commanditaire, l’artisan ou artiste et, phénomène nouveau à la puissance croissante, la « mode ». Aussi, pour se faire connaître et agrandir leurs réseaux, ils développent les mécanismes de la promotion publicitaire, avec le concours de dessinateurs anonymes ou d’artistes comme Boucher ou Watteau

L’appellation “marchand mercier” provient du terme « mercerie » qui, s’il désigne de nos jours les articles liés à l’habillement et à la parure, était synonyme au XVIIIe siècle de « marchandise ». Les statuts de la corporation, codifiés en 1613, permettent aux marchands de vendre des objets enjolivés ou assemblés par leurs soins ou de seconde main. Ainsi, au XVIIIe siècle, les marchands merciers deviennent incontournables dans la diffusion des arts et du luxe hors de la cour. Ils acquièrent auprès des manufactures de porcelaine ou des grandes compagnies de transport des objets qu’ils font monter à l’aide d’orfèvres, de bronziers ou d’ébénistes pour créer des pièces décoratives aux formes nouvelles.

http://www.alaintruong.com/archives/2018/09/19/36718526.html
La Marchande de modes , gravure de Robert Bénard, 1769.

Les marchandes de mode doivent leurs plus belles ascensions à une clientèle noble, dispersée entre Versailles, Paris et les autres grandes villes européennes. Les plus influentes d’entre elles se disputent les faveurs des marquises et comtesses jusqu’à parfois obtenir le graal de se voir confier la garde robe royale. Il y a eu Françoise Leclerc, couturière officielle de la reine, puis Marie Madeleine, dite La Duchapt, qui lui succède sous le règne de Louis 15, Mademoiselle Alexandre à sa suite, qui tient depuis 1740 un magasin d’accessoires et de garnitures sur Paris, Madame Eloffe, spécialisée dans la réédition, moyennant des sommes astronomiques, d’anciennes robes portées par la reine, le Sieur Beaulard, grand chapelier fou de la haute, Sébastien Mercier et enfin Rose Bertin. Ce sont souvent des femmes, qu’on appelle les maîtresses, dont le pouvoir et l’influence sont évoqués dans le Tableau de Paris de Sebastien Mercier, l’un des auteurs les plus instructifs quand aux moeurs de l’époque : “Qui sait de quelle tête féminine part la féconde idée qui va changer tous les bonnets d’Europe et soumettre encore des portions de l’Amérique et de l’Asie à nos collets montés.” Rose Bertin, restée la plus célèbre, tient à Paris, près du palais royal une boutique, Le Grand Mogol, ou se presse toute une population oisive et fortunée, toujours plus concernée par la qualité de sa dernière chemise.

Pour l’ambiance, l’auteur Héron de Villefausse en parle très bien dans ses Secrets de Paris :

L’Almanach Dauphin de 1777 cite mesdemoiselles Bernard qui vendent, rue Saint-Honoré, les mousselines du Bengale et de Pondichéry, Madame Saint-Marc, dans la même rue, qui fournit la maison d’Orléans, et Madame Murgalet, rue Neuve-Saint-Roch, qui “place et assortit des fleurs sur des raiseaux de point de Toulouse.” Il y a alors à Paris plus de six cent maîtresses. Avec leurs créations, les lavandières plus humbles ont bien du travail. Le long de la rive gauche, à la Grenouillère et au Gros Caillou, elles se pressent des centaines, dans des esquifs spéciaux à s’efforcer de faire mentir Sébastien Mercier qui a écrit, peu avant la chute de la monarchie : “Il n’y a pas de ville ou l’on use plus de linge qu’à Paris.”

Elle aura aussi la bonne idée de confectionner des poupées pour faire voir ses créations à toutes les dames installées à Versailles et ailleurs en Europe. On peut aussi citer l’inventeuse du mannequin de vitrine, Mademoiselle Saint Quentin, gérante du Magnifique, autre boutique de mode de la rue Saint Honoré, dont on apprend la vie trépidante en continuant la lecture des Secrets de Paris :

Ils ont inventé le mannequin, prototype inspirateur, cette poupée que l’on admirait dans la vitrine de Mademoiselle Saint-Quentin, à l’enseigne du Magnifique, ce magasin ou trônait une grande statue polychrome de Minerve. La poupée partait pour Londres chaque mois et de là voyageait jusqu’à Constantinople et à Pétersbourg, tandis que d’accortes agréministes, sous une habile direction, habillaient la suivante. Tout autour, dans le magasin devant lequel s’arrêtaient les passants et les chaises à porteurs, les vendeuses à la taille serrée et au pied mignon allaient et venaient, portant “ces robes d’une étoffe si légère qui suivent pour ainsi dire les nuances des fleurs des diverses saisons.”

Robe à la Française, c 1750, visible au Musée Galliera, décrite ici

Le Génie de Rose Bertin tiendrait justement à la souplesse, le côté plus détendu et champêtre qu’elle donne à ses robes. A la fin du siècle, les baleines des robes dites à la française dégonflent soudainement, le volume réduit. La soie se fait plus remuante, accroche bien la lumière, ce qui laisse à Antoine Watteau, le peintre, le plaisir d’attarder avec soin ses pinceaux sur le plissé des vêtements. Dans les faits, il est désormais possible de porter au grand jour des coupes jusqu’alors réservées à l’intimité d’une tenue d’intérieur, ce qui facilite par ailleurs, outre la démarche, le recyclage de ces modèles plus “simples” par les classes sociales inférieures. Car les vêtements circulent forcément, notamment lors de la révolution ou bien des vestiaires se perdent, un peu comme les têtes, dans la nature. A l’époque, ce qu’il y a de plus cher et distinctif, c’est le tablier de fine dentelle qui orne les manches et la jupe. Malgré cela, la simplicité devient la grande chose à la mode. C’est comme si, à peine promulguée, la “modernité” alertait, montrait déjà ses limites.. Rousseau, ce moraliste romantique, très influent à l’époque, joue ici son rôle en s’en faisant le fervent défenseur, à grands renforts d’éloges sur les promenades de santé, non plus mondaines mais solitaires, des “beautés douces et naturelles de la campagne” qu’il oppose aux créatures maniérées et trop fardées qui se dandinent dans les salons. La promenade, jusqu’ici loisir aristocratique par excellence, défilé de haute couture à ciel ouvert, se démocratise par ailleurs avec la création des grands boulevards, ce qui abaisse naturellement le degrés de sophistication des toilettes. Les Champs Elysées en sont un bon exemple. D’abord réservée aux flâneries des nobles en leur qualité d’extension du jardin des Tuileries, l’avenue devient un lieu de promenade publique au 18e siècle. Jamais, lit-on dans Le Tableau de Paris qui parait en 1783, les femmes ne se sont mises avec autant de simplicité. Plus de robes riches, plus de garnitures, plus de manchettes à trois rangs. Plus de folles coiffures. Un chapeau de paille avec un ruban, un mouchoir sur le col, un tablier à la maison.

 Au regard des écrits d’Hippocrate, des médecins comme Tronchin vont insister sur l’importance d’une vie plus active en contact avec la nature, valorisant la marche comme moyen d’être en santé. De plus, le corps va être abordé par rapport à l’importance de sa motricité, la promenade assurant les impératifs de la motricité. À la différence de la promenade de civilité, le corps ne doit pas être contraint, mais, au contraire, il s’agit de faciliter le mouvement favorable au bien-être du citadin

https://www.erudit.org/fr/revues/uhr/2009-v38-n1-uhr3488/038475ar/

Cette simplicité de circonstance (puisque le faste de l’Ancien Régime n’est plus très à la mode) reste d’ailleurs une composante essentielle, toujours actuelle, du fétiche de la parisienne, souvent présentée comme une fille charmante “sans trop en faire”, sublimée l’air de rien par “on ne sait quoi.. “, maîtrisant l’équilibre subtil entre le naturel et la sophistication. Dans cette optique, Rose invente pour le séjour au vert de la reine au petit-trianon la robe “en gaulle” et puis celle “en bergère”, d’un épuré achevé puisqu’il s’agit pour la première d’une simple robe chemise en mousseline, blanche, faite de soie, linon ou coton, ceinturée d’un ruban sous les seins ou à la taille, et, pour la seconde d’une robe d’inspiration paysanne, jupe de coton, chemise, corsage et puis voilà.

Polignac, meilleure amie de Marie Antoinette, en robe de gaulle et chapeau de paille


L’initiation parisienne


Les grandes villes, en ce qu’elles concentrent l’ensemble des innovations culturelles, sociales et économiques sont pensées comme des “écrins de modernité” ainsi que l’écrit l’historien Christophe Charle dans son bouquin : “Rayonnement culturel des capitales européennes”.  Par grande ville, ici, on pourrait souligner qu’elles sont généralement spacieuses, 1000km pour Londres, 600 pour Madrid, 500 pour Budapest, 860 pour Moscou. A l’exception notable de Paris : 100km à peine, ceinturés depuis 1973 par le périphérique qui remplace l’enceinte de fortifications construite au 13eme sous le règne de Philippe Auguste. Un mouchoir de poche donc, un bouillon de culture plein de bactéries alléchantes (du moins était-ce le point de vue jusqu’à récemment.. ….) 

Or, c’est autant la plus petite que la plus rayonnante. Certains pays partagent leurs sphères d’influence entre plusieurs capitales, selon que la perspective soit économique ou culturelle (Moscou/Saint Petersbourg, Berlin/Francfort/, New York/ Washington) Mais, depuis la chute de l’Ancien Régime, ce n’est plus le cas en France. Paris est le seul vaisseau-mère. Concentration de tous les pouvoirs, aussi bien le soft-power (le divertissement et la culture) que les structures politiques et les administrations. Le résultat est que le capital social et culturel se concentre à Paris, les habitants y sont plus riches et plus instruits, d’un point de vue financier et académique. D’après Slate, 58% des parisiens sont diplômés de l’enseignement supérieur, contre 16% pour le reste du pays. Sur le plan culturel, ça ressemble à ce qu’on appelle un cheval de Troie, c’est à dire un virus dont la structure rusée et attrayante lui permet de s’infiltrer partout . On remarque d’ailleurs que les champions de ce qu’on appelle le soft-power, c’est à dire l’influence purement culturelle, le rayonnement d’un art de vivre, sont souvent d’un gabarit modeste à l’échelle du monde. Le Japon, par exemple, ou Los Angeles, l’Italie, le Texas, Hawaï… On en revient à l’Iliade, sauf que contrairement au prince troyen, Paris n’a pas semé la guerre mais une certaine idée de l’amour et de la beauté, l’art du luxe et du folichon, plus un grand vent de liberté.

L’Import-export du désir

Le fait de monter à Paris, d’y plonger jusqu’au cou pour y tenter sa chance est un lieu-commun qu’on retrouve dans toute la littérature allant du 18e siècle à nos jours. Pour Sacha Guitry, être parisien, ce n’est pas être né à Paris, c’est y renaître. Naître à Paris, y passer tout le reste de sa vie, est une option possible mais dans les faits 78% des parisiens n’en sont pas natals. J’en parlerais dans un autre article mais la plupart des célèbres figures de “parisienne” sont d’anciennes provinciales, voire des étrangères. Mais c’est vrai, cette manière qu’on a de monter à Paris, d’y débarquer à l’aube de nos vies, nous les niçois, les bretons, les normands, les auvergnats, sans parler des explorateurs étrangers au pays, ça ressemble un peu à une rencontre, une conquête, un envol forcément, une ascension peut être, dans tous les cas : un pèlerinage existentiel. Mu par une énergie d’expansion qui va souvent de pair avec la jeunesse, on se projette en elle pour qu’elle accueille nos rêves.

C’est vrai pour toutes les villes, toutes les villes étudiantes, toutes les villes étrangères, toutes les belles et grandes métropoles qui nous appellent à elles. Les parisiens natifs, privés des charmes que confèrent l’exotisme, contraints de s’inventer un autre eldorado, s’initient généralement plus loin, ailleurs, en dehors du pays si les bourses le permettent. Partir, c’est un peu un passage obligé. Un rite initiatique, l’un des seuls qui perdure en Occident. Depuis le 16e siècle, ce voyage vers une contrée inconnue répond à deux motifs : parfaire son éducation, lorsqu’on est noble ou bourgeois, trouver du travail là ou il y en a, c’est à dire dans une ville, lorsqu’on ne l’est pas. Et pour partir, il a fallu d’abord rêvé. Entre le rêve et le départ, il y a tout un projet : devenir soi. La ville n’est pas seulement une attraction culturelle, c’est une expérience en plusieurs dimensions, un espace de confrontation à la réalité telle quelle, en temps réel, sous sa forme la plus dense et la plus aboutie.

Le luxe à toujours quelque chose à voir avec l’exotisme, ce truc qu’on ne connait pas et que donc, on fantasme en s’imaginant que c’est incomparablement plus charmant que tout ce qu’on connaît. C’est un peu le défi sur lequel s’est construit Paris : absorber ce qui se fait de meilleur, ailleurs, l’adopter, le lessiver, l’agrémenter à sa sauce au moyen d’une technologie érotique experte dans l’art d’apprivoiser tout ce qui fait rêver. Paris déniche, importe de la matière, brute et première, qu’elle transforme en un produit fini pour l’offrir en seconde main mais en grande pompe au monde. Prenons par exemple les grains des cafés et ce qu’elle en fait : rien de très original, et pourtant, sur la longueur, c’est l’exemple parfait de la “colonisation de l’imaginaire” telle que théorisée en 1988 par l’anthropologue Serge Gruzinski. C’est à dire d’abord l’apport d’une curiosité charmante, mais bientôt aussi des espaces de sociabilité, les cafés et les salons de thé pour venir siroter ces petites nouveautés dans la joie et la bonne humeur. Le café n’a aujourd’hui plus rien d’exotique, mais fait au contraire pleinement partie du folklore parisien, nourrissant toute son esthétique à l’aide de jolies filles attablées d’un air rêveur mais empreint aussi d’une certaine détermination intellectuelle devant un croissant et une boisson chaude.

Pourtant, Paris n’a pas inventé le café ou l’on se retrouve entre copains plus ou moins intellos pour refaire le monde et parler politique (parfois sous le regard exaspéré de Frida..). De tels endroits existent depuis le 16e siècle au Caire, à Bagdad, Istanbul et Damas et la clientèle y est déjà très bavarde et bien éduquée. Les campagnes militaires des perses et les expéditions commerciales menées par les marchands hollandais poussent les grains de cafés jusqu’en Europe, ou on leur trouve un gout de boue quand on ne les confond avec des crottes de chameaux.

Cas d’école cosmopolite, qu’il s’agisse de Venise, ou le moka à la turque débarque au tout début du 17e, de Londres, ou le premier café, lancé vers 1650 par l’arménien Pasqua Rosée, essaime bientôt de manière fulgurante à travers toute la ville, de Marseille ou Pascali, autre arménien, ouvre en 1671 le premier café français, avant d’aller exporter le modèle à Paris, de Vienne enfin, ou c’est un ancien espion de guerre polonais qui crée le sien en 1683. C’est lui qui aura l’idée de servir le café, jugé trop amer, avec du miel et de la crème. Plus encore qu’ailleurs, c’est à Vienne que les écrivains feront du café leur cantine et leur lieu de travail. Saint-Germain des Près n’a donc rien inventé. Wikipédia évoque quand même une autre tentative parisienne, dès 1643, ce qui en ferait le vrai premier débit de café du pays, mais sans réussir à rencontrer son public.

Il y avait deux conditions pour entrer dans un café : un petit prix d’entrée – un penny (c’est le « salon du pauvre » selon l’expression de J. Dumazedier) et le port de vêtements respectables et propres, probablement afin d’éviter les plus pauvres. À part cette restriction, tout le monde y était le bienvenu, à la différence des clubs de gentlemen réservés à l’élite nantie. Thomas Mac Auley écrit dans son roman History of England que le café est comme la seconde maison du londonien, donc souvent un visiteur chercherait un homme non pas chez lui, mais au café qu’il fréquente. Les cafés étaient au centre de la vie sociale. Personne ne pouvait persuader les habitués de ne pas s’y rendre.

Il existait avant l’établissement des cafés en Europe, des endroits de socialisation, mais c’étaient plutôt des tavernes où les principales boissons sont alcoolisées et par conséquent empêchent de conserver un esprit clair propice aux débats.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Café

A Paris, l’ambiance des premiers cafés est tout aussi prolo, la tasse de petit noir coute deux sous si deniers, et à la carte il y a surtout de la mauvaise bière. Le prix de 80 francs la livre de grains tel que pratiqué sous Louis 14 n’a plus cours, et le café n’est déjà plus une boisson de luxe. Toujours dans son Tableau de Paris, on apprend par Mercier qu’ “on compte six à sept-cents cafés dans la ville : c’est le refuge ordinaire des oisifs, et l’asile des indigents. […] En général, le café qu’on y prend est mauvais et trop brûlé ; la limonade dangereuse ; les liqueurs malsaines, et à l’esprit de vin : mais le bon Parisien, qui s’arrête aux apparences, boit tout, dévore tout, avale tout.“. Il faut attendre 1686 et l’établissement d’un entrepreneur sicilien, Le Café Procope, qui propose dans le 6e arrondissement du thé, du café, les journaux du jour mais aussi des sorbets et des pâtisseries pour attirer avec succès une clientèle plus haut de gamme. Il vient d’inventer le salon de thé. C’est un endroit prisé par la gente intellectuelle, qui vient y boire un peu de vin, ou du chocolat mêlé de café et jouer aux échecs. Le jeune et inconnu Napoléon Bonaparte notamment. Tout au long du 18e siècle, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Condorcet et Beaumarchais sont des habitués. Lors de la révolution, Marat, Robespierre et Danton viennent y débattre au calme. Au 19e, la présence de Verlaine et d’Alfred de Musset permet à l’endroit de conserver un peu de son aura.

Lassé des cabarets pleins d’ivrognes qui remplissaient le Paris de l’époque, Francesco Procopio voulu créer en ce lieu un endroit pour les gentilshommes et intellectuels de son temps où le café élèverait leurs esprits et stimuleraient leurs conversations. Dès lors, le café est devenu un phénomène à la mode et en 1700 on en comptait déjà 300 dans la capitale.

https://isit5citfl.wordpress.com/2012/01/13/le-cafe-parisien-veritable-patrimoine-culturel-francais/

Voilà ce que fait Paris. Elle mélange de la crème avec du café, expose des toiles, forme des blanchisseuses et des savants, recoupe des redingotes à la façon anglaise et les robes à la mode polonaise. Elle importe les ressources et les talents, qu’ils portent des bérets basques, des sarouels ou des marinières, de la main d’œuvre, des arts de vivre, toute la poussière des voyages, des pierres précieuses et des draps fins, des bois et des porcelaines, tous les produits régionaux de qualité et pour tout cela sert d’incubateur. Ce n’est pas un hasard si l’exposition universelle de 1900, à lieu ici, dans cette ville. Elle exporte les créations comme autant de pastilles culturelles, telles qu’elles ou sublimées seulement par le regard, la lumière avisée qu’elle est venu jeter sur elles. Brasser de la matière, et produire de la beauté, l’ordonner au sein d’une nature, la rendre accessible et lui donner un prix. Paris sublime en cela le travail, l’oratoire et la mission créative. Ce que Versailles pensait comme du servage et de la torture, elle en fait de la Vie, souvent dure, âpre, injuste et épuisante, mais productive, fourmillante d’énergie et de santé, orchestre tumultueux dans l’harmonie d’un grand mouvement, banc de poisson ondulant dans le creux d’une vague, baie de corail, écosystème grouillant de vie dans un bocal pyramidal.

Elle joue le rôle d’un musée vivant, vibrant ou le moindre ouvrier, la moindre couturière est une œuvre d’art en soi, ou d’ailleurs et quoi qu’en on dise, les servantes vivent au sixième étage, c’est à dire au dessus de leurs maîtres, comme pour souligner secrètement l’ordre réel des choses, l’or des petites mains et la poésie sourde du quotidien. Les inégalités se creusent, mais sans réussir à entamer la Vie. Seulement, surnage à la surface de la ville cet amour du luxe qui devient totémique. En marge de sa fonction symbolique, le luxe vu de Paris prend souvent la forme de la coupe de champagne, du bleu roi, du blanc oisif et salissant, du vichy faubourg et du tableau de maître, du rouge sang, ou encore d’une rivière de diamants excavée quelque part d’une mine coloniale. Il y a là quelque chose de très rustique qui semble résister aux outrages du temps. Et l’essayiste Gilles Lipovetsky l’a supposé dans Le Luxe Eternel : “le luxe est une composante essentielle de l’humanité“, “une inutilité utile“.

Que serait le monde dépossédé de ce qui incarne le luxe ? Plus de musées, plus d’œuvres d’art, plus de temples, plus de cathédrales ? Est-ce souhaitable ? Non. C’est la preuve que le luxe porte en lui une dimension qui excède l’ordre marchand et qui est constitutive de l’humanité elle-même. « Le dernier des mendiants a toujours une bricole de superflu ! Réduisez la nature aux besoins de nature et l’homme est une bête », écrivait déjà Shakespeare. L’apologie du luxe est indécente ; sa condamnation rédhibitoire, irréaliste et non souhaitable.

Gilles Lipovetsky, 2015

L’exotisme s’exprime par sa rareté, donc par son prix, jusqu’à se diluer dans le cliché et seul alors le prix persiste à rappeler l’émotion virginale qui l’a fait naître, l’éclat des grandes découvertes. C’est là que réside tout le paradoxe du luxe, toute sa fragilité aussi. C’est chercher à officialiser quelque chose d’intime, de confidentiel pour l’abriter bien en vue derrière une vitrine.

Paris réunit les ingrédients indispensables d’un marché du luxe en plein essor : capitaux, clientèle nombreuse, fournisseurs hautement qualifiés, large réseau artistique, proximité avec la cour… Il est possible d’identifier des quartiers privilégiés dans l’organisation de ce commerce : la rue Saint-Honoré, bien sûr, mais aussi le Palais de Justice et les rues Saint-Martin et Saint-Denis, où les marchands disposaient d’adresses physiques.

Encore aujourd’hui, le label de la “haute couture” est une exclusivité franco-parisienne. Le Triangle d’Or, considéré comme l’épicentre mondial du luxe, dont le coeur serti d’innombrables carats bat tout près des Champs Elysées. Et les Champs Elysées, début du 20eme, c’est un lieu de promenade sableuse, dégagé, très prisé des bourgeois qui viennent y flâner en pleine semaine pour refaire le monde tout en admirant les tenues à la mode. Autour, ces trois petites rues qui fleurent bon l’argent et toutes les voluptés associées se résumaient autrefois, il n’y a pas très longtemps, à une friche déserte. Au début du 20eme , le coin est massivement investi par les nouveaux riches issus de la classe bourgeoise (celle qui est née et s’est enrichie tout au long du dernier siècle) qui viennent tous y construire leurs hôtels particuliers, suivis par les établissements haut de gamme que sont les palaces, grands couturiers et joailliers.. C’est le jeune styliste Paul Poiret qui aurait lancé le mouvement en ouvrant le premier une boutique dans le coin, Avenue Montaigne. Paul Poiret, c’est aussi le premier couturier (après Madeleine Vionnet) qui a eu la présence d’esprit, en 1906, de retirer le corset de ses robes. Désormais la grâce du maintien se devra d’être naturelle, à l’image d’Isadora Duncan ou de Réjane, qu’il pare de longues tuniques jetant l’esprit de l’Art Déco.

les robes de Poiret avant 1910, encore corsetées

L’esprit Poiret des robes post 1910

En fait, l’influence d’un Poiret dans la mythologie parisienne serait écrasante, puisqu’on l’estime en partie responsable de son ADN bohème. On l’appelle parfois le “père de la mode moderne”, parfois celui de l’Art Déco. Né dans son cœur, ou pour Zola son ventre, c’est à dire dans une famille de marchands d’étoffes établie dans les Halles, le quartier historique du textile, il estime que la mode parisienne devient chiante à mourir, et se languit d’un bon “tyran” réformateur. Ca tombe bien, il se porte candidat.

Dans la foulée, il supprime dentelles et postiches qui alourdissaient la silhouette
au profit de tissus fluides aux coupes simples allant à merveille au physique des danseuses, telle
l’Américaine Isadora Duncan (1877-1927), déjà
une vedette à l’époque, que Poiret admire et qui
avait révolutionné la danse classique en supprimant pointes et tutus, évoluant pieds nus dans
des tenues vaporeuses et autres drapés inspirés de
l’Antiquité classique. A cette source, notre couturier puise pour supprimer le corset en inventant
une robe surnommée La vague, inspirée du style
en vogue sous le Directoire, imitant le modèle antique, la taille haute prise sous la poitrine, la jupe
fluide s’étirant jusqu’aux pieds. Ses coupes simples, ses robes sinueuses et ajustées, fendues sur le
côté pour ne pas entraver la marche, ses pardessus
de soie richement décorés, créations audacieuses
testées sur sa jeune femme Denise Boulet (1886-
1982), épousée en 1905, font scandale. Mais n’est-ce pas la clé du succès ?

https://collectaaa.be/wp-content/uploads/2017/12/Paul-Poiret-1.pdf

C’est lui qui contribue à affirmer toute la mode de l’esthétique orientaliste, née au 19e siècle, d’une part en proposant ces robes très fluides et destructurées qui appellent déjà l’âge d’or des années 30, mais aussi des costumes plus charpentés pour la scène de théâtre et de cabaret qui préfigurent déjà ce que feront plus tard Thierry Mugler ou même Gauthier. Sa femme -et modèle privilégié- se met à porter des turbans et des tuniques aussi amples que chatoyantes. Les affinités de Poiret avec le monde des arts et du spectacle révèlent un autre aspect essentiel de la capitale. D’après l’écrivain américain Fitzgerald, Paris est une fête. Paris est remplie à ras bords de cabarets. Paris ne dort jamais. Et Jules Renard ajoute : Ajoutez deux lettres à Paris, et c’est le paradis. Le couturier, ami de Picasso et Matisse, s’efforce de collaborer avec toute l’avant garde artistique de son époque, ce qui donne lieu à mille jeux de courtisans, de grands bal costumés, des publications et illustrations publicitaires audacieuses. La Gazette du Bon Ton, créée en 1912 et sous titrée “Arts, Modes & Frivolités” réunit dans une revue haut de gamme tous les grands illustrateurs art-déco de l’époque. Ses estampes de mode sont restées emblématiques de l’époque.

La Gazette du Bon Ton

La première grosse cliente de Poiret, la comédienne Réjane, est l’égérie idéale puisqu’en plus d’être célèbre, elle ne va nulle part à Paris sans les deux beaux ânes blancs que lui a offert le roi du Portugal. Ce qu’elle porte ne passe donc pas inaperçu, ce qui vaudra à Poiret sa renommée rapide et la vie effervescente, très festive qui sera la sienne. Elle durera jusqu’à la guerre, s’étiolera ensuite dans les années 20 pour s’effondrer définitivement lors de la crise de 1929. Poiret finira donc ses jours à Cannes, solitaire et ruiné.

Poiret et Joséphine Baker à la fête des Catherinettes, 1925

En plus de ses robes, il crée un atelier d’arts plastiques réservé aux jeunes filles défavorisées de la capitale, et, en 1911 une parfumerie, Rosine, qui lance la mode des jus orientaux et des flacons graphiques..

La question du parfum mérite qu’on s’y attarde. Après tout, Victor Hugo à dit : “Respirer Paris, cela conserve l’âme.” J’ai lu quelque part de la plume d’un journaliste qui interrogeait un nez dont j’ai oublié le nom que si Paris avait une odeur, ce serait pour lui celle de Shalimar ou de l’Heure Bleue. Deux créations orientales, les deux nées de Guerlain. Le hasard à fait qu’en lisant ces lignes, je portais Shalimar et je me suis empressée de porter mon poignet à hauteur de cette information. Pour moi Shalimar à l’odeur onctueuse, enveloppante, un peu fatale d’un petit salon rococo repassé de velours, d’une maman sexy qui vous embrasse le soir avant de disparaître dans le vortex nocturne, et je n’en pense rien sinon que je l’aime, ce parfum, qui flirte pourtant à mes yeux avec le “too much” et les fards bruns, lie de vin des années 90. Mais il ne m’évoque pas tant que ca Paris. Ou alors, si, peut être, un Paris, de nuit, début du siècle dernier justement. Alors que Bornéo 1834 de Serge Lutens me rappelle la nuit parisienne telle que je l’aie vraiment connue, odeur de jeunesse légèrement écœurante, tintement gai mais frénétique d’une boucle mal accrochée sur la chaussure, vomissures sucrées qui remontent au bord du cœur sous l’effet du whisky coca, révélant les étoiles filantes qui parsement les rues à mes yeux ébahis par leur couleur d’or, reflets mous de cet or clapotant sur la seine, dont la seule vue adoucit l’ivresse, cette nausée enragée de vivre, bercée par le rap, l’électro et le rock et mon rire qui s’étrangle alors pour trois fois rien.

Or justement, Bornéo 1834 est plein de patchouli, et le patchouli c’est l’odeur caractéristique qui imprégnait les soies venues d’Indonésie pour les protéger des mites, ces soies que les bourgeoises parisiennes s’arrachaient au 19e siècle. Quand à l’Heure Bleue, ce bouillon légendaire de bergamote, d’anis étoilé, d’iris et de fleur d’oranger, on le trouve parisien parce qu’il serait “tendre et sensuel”, et pour moi il évoque encore un baiser, mais un baiser mouillé sur un visage poudré. Une envolée joyeuse, née en 1912, que Guerlain à pensé comme étant celle du crépuscule, quand le ciel prend cette teinte fumée et électrique, le plus tendre des bleus avant que la nuit tombe.

Ressources :

Si l’histoire de la mode vous intéresse, je vous conseille la librairie du musée des Arts Décoratifs, 107, rue de Rivoli, qui dispose d’un rayon très fourni sur la question.

Sites Internet :

Causette : Rose Bertin, inventeuse de la fast-fashion ?

La fabrique du luxe : les marchands merciers parisiens au XVIIIe

Artisanat à la française : thefrenchmakers.com

Paul Poiret, itinéraire d’une carrière

Slate, A quoi ressemblait Paris au XVIIIe siècle

Gilles Lipovetsky : Le luxe est un miroir de la civilisation

Un peu d’histoire, la passementerie à travers les siècles

Antoine Watteau, peintre de la robe à la française

Wikipédia : Histoire des Cafés

La Mode à Versailles : Elle

Le Bon Ton : la mode au XVIIIe

Bouquins cités :

  1.  Jean Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1783,
  2. Christophe Charles, Rayonnement culturel des capitales européennes
  3. Wolfzettel, Friedrich, Le Discours du voyageur. Pour une histoire littéraire du récit de voyage en France du Moyen Age au XVIIIe siècle
  4. Marie-Christine Kok Escall , Paris : de l’image à la mémoire. Représentations artistiques, littéraires, socio-politiques
  5. Clare Haru Crowston, Crédit, Mode, Sexe : Économies de regard en France d’Ancien Régime , 2013
  6.  Hunt, Lynn : L’invention de la pornographie, 1500-1800 : l’obscénité et les origines de la modernité
  7. Daniel Roche, La culture du vêtement : habillement et mode sous l’Ancien Régime
  8. Raymond Gaudriault, La Gravure de mode féminine en France, Paris
  9. Turcot, Laurent, Le Promeneur à Paris au XVIIIe siècle
  10. Chabaud, Gilles; Cohen, Evelyne; Coquery, Natacha, Penez, Jérôme (dir.), Les Guides imprimés du XVIe au XXe siècle. Villes, paysages, voyages
  11. Caroline Weiber, Reine de la mode : ce que Marie-Antoinette portait à la révolution
  12. Clare Haru Crowston, Fabriquer des femmes : les couturières de la France d’Ancien Régime, 1675-1791
  13. Carolyn Sargentson, Marchands et marchés de luxe : les marchands merciers du Paris du XVIIIe siècle
  14. Michelle Sapori, Rose Bertin, couturière de Marie Antoinette
  15. Richard Le Menn, Les Petits maitres de la mode et du style, du XIIe au XXIe siècle

Ressources audio :

France Culture : le cours de l’Histoire, Paris au XIXe siècle

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